L’un des symboles d’Alger, la mosquée Ketchaoua reflète les nombreux bouleversements politiques qu’a connus l’Algérie. Retour sur l’histoire de l’édifice récemment rénové.
Au pied de la Casbah d’Alger, classée patrimoine mondial de l’UNESCO, se dresse la mosquée Ketchaoua, avec son architecture mêlant influences mauresques et romano-byzantines. Les changements architecturaux de la mosquée Ketchaoua renvoient aux nombreux bouleversements historiques qu’a connus l’Algérie.
Régence d’Alger : Période ottomane
Si certaines sources font remonter la construction de l’édifice au XIVème siècle, la première mention avérée de l’existence de la mosquée Ketchaoua se trouve dans un acte de patrimoine foncier habous datant de 1612, qui la situe près d’un plateau ou esplanade de chèvres (Keçi Ova en turc ottoman). Elle est modifiée en 1794 sous le règne d’Hassan Pacha, Dey d’Alger de 1791 à 1798, comme l’atteste le chronogramme qui trône à l’époque dans l’entrée de l’édifice:
Quelle belle mosquée ! Elle est recherchée par les désirs, avec un empressement extrême. Les splendeurs de son achèvement ont souri sur l’horizon du siècle. Elle a été construite par son sultan, agréable à la puissance éminente : Hassan Pacha, avec une beauté sans pareille.
La mosquée remaniée de 1794 obéit au modèle architectural de mosquée à grande coupole centrale couvrant une salle carrée, entourée de galeries recouvertes de petites coupoles, souvent rencontrée en Turquie et en Asie Centrale. En effet, selon les descriptions de l’époque, elle aurait été bâtie avec une salle de prière comprenant un espace carré, recouvert par une large coupole octogonale coiffée de coquilles. Des petites salles bordaient la salle de prière et étaient ornées des coupoles secondaires.

Gravure : Mosquée Ketchaoua par Amable Ravoisié, 1839. Extrait de Manuel d’art musulman : L’Architecture (Tunisie, Algérie, Maroc, Espagne, Sicile) par George Marçais, 1926-1927.
Située entre les hauteurs de la Casbah et le port, adjacente au palais Hassan Pacha et à quelques mètres de la résidence Dar Aziza, la mosquée Ketchaoua était l’une des plus prestigieuses mosquées de la ville; non seulement de par ses ornementations somptueuses, mais également en tant que repère géographique et lieu de passage pour les Algérois.
Une église pendant la colonisation française

Photochrome: Cathédrale Saint Philippe, Granger Historical Picture Archive, 1899
Suite à la prise d’Alger 1830 par les troupes françaises, l’État français prend possession des biens habous en transformant la législation rattachée à la propriété. Certaines mosquées sont alors transférées au culte catholique, à l’instar de la mosquée Ketchaoua, tandis que d’autres sont détruites, ou transformées en hôpitaux, casernes ou entrepôts pour l’armée française.
La mosquée Ketchaoua est convertie au culte catholique en 1832. La conversion cause une importante controverse auprès de la population locale, qui s’appuie sur le traité de capitulation signé par le Dey d’Alger lors de la prise de la ville, stipulant que « l’exercice de la religion mahométane restera libre ». La mosquée était à l’époque l’un des lieux de culte les plus importants de la ville et sa conversion est mobilisée en tant que démonstration de force à l’intention de la population par le Duc de Ravigo (commandant en chef des troupes françaises en Algérie), qui affirme vouloir la mosquée « la plus belle et la plus vénérée de la ville ». Le jour de la prise de la mosquée, une importante manifestation a lieu :
Quatre mille musulmans environ étaient enfermés dans la mosquée dont les portes étaient barricadées. On fit les sommations légales, puis une escouade des sapeurs du génie se mit en mesure de faire sauter les gonds de la porte. Aux premiers coups de haches les rebelles se décidèrent à ouvrir, et une immense rumeur sortit de la mosquée. Mon père, M.Belensi et Sidi Bouderba montèrent les marches du portail, mais immédiatement éclatèrent quelques coups de feu, et une bousculade formidable vint renverser les membres de la commission et les ‘ulémas’. La troupe croisât la baïonnette et refoula les musulmans dans la mosquée. La panique se saisit d’eux et ils s’enfuirent par une issue qui donnait du côté de la rue du vinaigre. On trouva dans la mosquée plusieurs hommes à moitié étouffés et quelques autres blessés dans la tentative de sortie. La prise de possession était faite…. Le duc de Rovigo fut camper dans la mosquée une compagnie d’infanterie.
Une semaine après la prise de la mosquée, Ketchaoua devient la cathédrale Saint-Philippe. L’édifice subit de nombreuses transformations pour l’adapter au culte catholique, tout en gardant certains éléments de la mosquée. Il subit néanmoins d’importants travaux à partir de 1845 (jusqu’à la fin du XIXème siècle) qui voient le lieu de culte presque entièrement démoli et reconstruit sur une surface plus grande avec certains matériaux empruntés â l’ancien édifice. La nouvelle cathédrale présente des influences variées, mêlant styles romano-byzantin et mauresque, et est classée en 1908.
Une mosquée au lendemain de l’indépendance
Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie en 1962, la cathédrale est reconvertie en mosquée après 130 ans de culte catholique. L’église du Sacré-Cœur d’Alger située au centre-ville devient alors la cathédrale de la ville.
La reconversion de l’édifice n’est pas l’objet de transformations architecturales importantes et vise principalement à adapter le lieu au culte musulman. La population locale se réapproprie toutefois la mosquée, qui reprend progressivement une place centrale dans l’espace algérois malgré les nombreuses interventions qu’elle a subies. Témoignage de plusieurs siècles d’histoire mouvementée, la mosquée ferme ses portes en 2008 afin de subir des travaux de rénovations qui n’altèrent pas l’architecture de l’édifice.
En 2013, un accord de restauration est mis en place entre le ministère algérien de l’Habitat et l’Agence turque de coopération et de coordination (TIKA). L’accord, signé durant une visite du président turc Recep Tayyip Erdogan, marque une nouvelle page dans les relations bilatérales entre l’Algérie et la Turquie. Prise en charge par la Turquie, cette rénovation serait une occasion pour ce pays d’exercer son soft power en Algérie, premier partenaire commercial de la Turquie en Afrique.

Photo : Abderrahim Belakri
Le processus de restauration comprend des consultations d’une équipe scientifique turque, et se fait sous la supervision d’architectes, d’ingénieurs et d’archéologues algériens. Dans le cadre du partenariat, sont également formés une trentaine d’étudiants algériens en architecture.
Les travaux effectués sont plus importants que les précédents et s’attardent jusqu’aux structures de la mosquée : Les pierres des minarets ont toutes été démontées puis remplacées lorsque nécessaire par des pierres similaires en provenance de Sidi Bel Abbes et découpées à Ain-Temouchent. Curieusement, les efforts de rénovation ont permis aux architectes de découvrir une boutique ottomane ensevelie sous terre. En effet, des boutiques entouraient l’ancienne mosquée et accordaient une partie de leurs revenus à l’entretien l’édifice. La rénovation a conservé la boutique sous un plancher de verre afin qu’elle puisse être visible par les visiteurs.
Les travaux de restauration se sont surtout focalisés sur le maintien des éléments originaux, cependant, la rénovation a également introduit de nouveaux éléments. De la sorte, bien que des versets du Coran réalisés par le maitre turc de la calligraphie Hüseyin Kutlu aient été placés à nouveau sur les murs de la mosquée, il ne s’agit néanmoins pas des mêmes versets que ceux présents durant l’époque ottomane. Même s’ils sont largement documentés, ces derniers ont disparu lors de la transformation de la mosquée en cathédrale.
Ce Ramadan 2018, les prières du Tarawih seront assurées à la mosquée Ketchaoua pour la première fois en dix ans. Au lendemain des travaux de rénovation, la nouvelle mosquée n’est ni l’ancienne cathédrale qu’elle avait été, ni l’ancienne mosquée de l’esplanade des chèvres ou celle de Hassan Pacha. Reflet de l’histoire algérienne récente, ses évolutions architecturales sont autant de traces de la période ottomane, de la colonisation française du pays et de l’Algérie indépendante. En 2018 et après plusieurs siècles, la mosquée « la plus belle et la plus vénérée » de la ville d’Alger mêle encore les questions d’architecture, d’urbanisme et les enjeux de pouvoir.