Cet article fait partie de notre dossier sur les résistances et révoltes du XIXème. Cet exercice non-exhaustif vise à lever le voile sur la période en mettant l’accent sur des faits moins souvent mis en exergue mais pourtant bien documentés.
Si la guerre d’indépendance déclenchée en 1954 mène au recouvrement de la souveraineté du territoire algérien, le mouvement national moderne repose sur le socle de nombreuses résistances et révoltes populaires du XIXème siècle.
Parmi celles-ci, on compte l’insurrection de 1871, la plus importante révolte populaire du XIXème siècle, qui mobilise plus du tiers de la population algérienne dans près de trois cent cinquante combats et d’innombrables escarmouches. Bien que l’étude de l’insurrection se focalise souvent sur les figures à la tête du mouvement, la révolte est l’expression des sentiments indépendantistes de la population algérienne dans un contexte d’affaiblissement militaire de la France engagée dans un conflit contre la Prusse.
Selon l’historien Marcel Émerit, les archives du ministère de la Guerre démontrent que bien que les Algériens résistent et se révoltent face à la colonisation de manière constante depuis 1830, l’année 1870 porte à son comble une confluence de facteurs dont la détresse économique liée à la déliquescence des industries locales et de la paysannerie ou encore les craintes de nouvelles spoliations de terres par l’État français suite à l’avènement d’un « régime civil » après l’instauration de la IIIème République.
Au même moment, les troupes d’élite militaire françaises présentes sur le territoire sont envoyées en France afin de se battre dans le cadre de la guerre franco-prussienne. Ce sont en effet près de 38 000 soldats des forces militaires françaises en Algérie qui rejoignent le front en 1870, dont les 38e , 39e et 92e régiments de ligne, qui sont remplacés par des soldats « mobiles », considérés comme étant moins entrainés. Les revers de l’armée française face à la Prusse, dont la défaite de Sedan, relatés, malgré la censure, par les journaux en provenance d’Égypte ou de Constantinople introduits dans le pays ainsi que par les tirailleurs qui désertent le front, galvanisent le mouvement d’insurrection contre les forces coloniales.
Des signes avant-coureurs laissaient d’ailleurs entrevoir l’éventualité d’un mouvement d’insurrection généralisé. Ainsi, on signale la même année une augmentation importante du trafic d’armes, la mise en place d’une cavalerie d’insurgés dans les Hauts Plateaux et dans le Sud, ou encore le refus par la population de payer les impôts et d’appliquer la loi française.
« Au début de 1871, les chefs étaient prêts ; les chefs s’étaient donnés le mot d’ordre et tous n’attendaient que le signal. »
Rapport du général Lacroix, commandant la division de Constantine, Camp d’Ouargla

Oeuvre : La famine en Algérie (de 1866-1868) par Gustave Guillaumet (1868)
Alors que le contexte particulièrement difficile de l’époque explique en partie les éléments influant la mobilisation populaire (famine de 1866-1868, épidémies, épizooties etc.), d’aucuns à l’instar du général Lacroix identifient également comme principal moteur de l’insurrection « l’esprit de nationalité et d’indépendance » puisque celle-ci s’étend même au-delà des zones les plus touchées.
Dès janvier 1871, le général Lallemand signale que ses troupes en Kabylie n’ont jamais rencontré de contingents aussi nombreux (près de 8000 combattants lors d’une seule attaque), tandis qu’en mai 1871, le général Cérès affirme que ses forces font face à une vive résistance dans la région de l’Oued Sahel, bien que de nombreux combattants n’étaient armés que de bâtons et de pierres.
Au printemps 1871, l’insurrection s’étend selon l’historien Mohammed Brahim Salhi « des portes d’Alger à la frontière algéro-tunisienne et du littoral à la ligne Biskra-Bousaâda, dans le Sud, alors que le Sud-Ouest est en insurrection depuis 1864 ».
L’ampleur de l’insurrection s’élargit en effet lorsque le bachagha Mohamed El-Hadj El-Mokrani s’est assuré le concours des grandes tribus de la Kabylie à Biskra. En Kabylie, les combats s’intensifient et bénéficient de l’encadrement de la populaire confrérie Rahmaniya, qui dispose d’une capacité de mobilisation importante, malgré la mise sous surveillance du cheikh de la confrérie, Améziane El-Haddad et de ses mouqqadim. Les confréries religieuses, qui jouent depuis des années un rôle actif dans la résistance, participent déjà en 1864 à l’insurrection dans le Sud-Oranais sous l’égide des Ouled Sidi Cheikh et appellent à la guerre sainte. Le 21 et 22 avril 1871, ce sont près de 20 000 insurgés qui arrivent aux portes d’Alger.
« Ce ne fut pas une jacquerie, mais le résultat de longues rancunes. »
L’historien Marcel Émerit au sujet de l’insurrection
Si le rapport de force est au départ favorable aux insurgés, il bascule cependant au profit des troupes françaises renforcées par l’envoi de dizaines de milliers de soldats suite au désengagement sur le front en Europe, et des milices d’autodéfense des colons. Selon Mohammed Brahim Salhi, ce sont près de 86 000 soldats français qui sont alors en Algérie et six colonnes militaires qui sont mobilisées. L’armée française parcourt chaque région révoltée et réprime violemment les insurgés.
En mai 1871, Mohamed El-Hadj El-Mokrani tombe au combat durant la bataille d’Oued Souflat dans la région de Bouira. En juillet, le Cheikh Améziane El-Haddad est arrêté et meurt en prison, tandis que ses deux fils sont envoyés au bagne en Nouvelle-Calédonie. Le frère de Mohamed El-Mokrani, Boumezrag El-Mokrani, qui reprend le commandement des insurgés est également arrêté puis envoyé au bagne dans l’ile du Pacifique. Ce sont des centaines d’insurgés qui connaîtront le même sort et purgeront leur peine en Nouvelle-Calédonie et à Cayenne (Guyane).

Image : Extrait du Registre des personnes deportées en Nouvelle-Calédonie de 1872-1876, après la Commune de Paris et l’insurrection algérienne.
Les populations se voient quant à elles dépossédées de leurs terres, qui sont remises à des colons de France. Ainsi, 446 400 hectares des terres les plus fertiles sont confisquées et d’importantes amendes (36 582 298 francs, dit Rinn) sont imposées, des mesures qui achèveront le processus de paupérisation de la population.

Arrêté de séquestre du commissaire de la République, concernant les biens d’El Hadj Mohamed El Mokrani (1871).
Bien que réprimée, l’insurrection de 1871 a une place centrale dans l’histoire du mouvement national moderne et dans la lutte pour l’indépendance du XXème siècle. Le général Rebilliard écrit ainsi de Constantine en 1873 : « Depuis 1870 les Arabes ont profité de toutes les circonstances favorables pour chercher à reconquérir leur liberté. »
Photo : habib kaki 2 – Bordj El Mokrani à Bordj Bou Arreridj. L’édifice est construit en 1525 sur un rocher d’une hauteur de 15 mètres et était utilisé comme un fort d’observation surplombant toute la ville de Bordj Bou Arreridj. En 1871 il est rebaptisé au nom de Mohamed El Mokrani, qui s’y serait retranché.