Cet article fait partie de notre dossier sur les résistances et révoltes du XIXème. Cet exercice non-exhaustif vise à lever le voile sur la période en mettant l’accent sur des faits moins souvent mis en exergue mais pourtant bien documentés. 

Il y a des figures qui, au-delà de leur époque, transcendent les frontières pour profondément marquer le cours de l’histoire. C’est le cas de l’émir Abdelkader, un symbole de la lutte et de la résistance algérienne contre la colonisation française. Considéré comme le fondateur de l’État algérien moderne, son humanisme et sa défense active des droits et libertés sont des éléments précurseurs du droit international humanitaire et lui valent le respect des plus puissants chefs d’États de son temps dont la Reine Victoria et Abraham Lincoln. 

Avec un parcours complexe offrant un legs nuancé, l’émir Abdelkader est aussi bien connu pour ses actions militaires contre la colonisation française que son pacifisme, pour ses poèmes comme pour ses textes philosophiques, religieux (ancrés dans le soufisme métaphysique d’Ibn Arabi) et politiques, prônant le respect de l’Autre dans toutes ses différences. Car celui qui promulgue en plein conflit avec la France un décret sur la protection des victimes et des prisonniers de guerre sauve également durant son exil à Damas plusieurs milliers de chrétiens d’un massacre certain en juillet 1860.

Un chef spirituel soufi fondateur du premier État algérien moderne

Portrait de l’émir Abdelkader par Stanislaw Chlebowski – 1866

Abdelkader Ibn Muhieddine nait le 6 septembre 1808 à El Guettana dans l’actuelle commune de Mascara durant la Régence d’Alger. Il est le fils de Sidi Muhieddine al-Hassani, qui était le mouqaddam d’une zaouïa Qadiriyya (confrérie religieuse) et est imprégné dès ses premières années par la théologie musulmane et l’étude mystique, voire ésotérique de l’islam soufi, qui le préparent au rôle de chef spirituel. Si sa voie semble alors tracée, les expéditions militaires françaises et l’invasion du territoire de la Régence d’Alger en 1830 le propulsent vers la lutte armée aux côtés de son père contre l’envahisseur. 

A la suite d’une réunion des tribus de l’ouest en 1832, il est nommé émir. Il obtient l’appui de nombreuses autres tribus de la région et étend les frontières de son territoire pour inclure toute la province d’Oran.  C’est le début de l’émirat d’Abdelkader, un État indépendant considéré comme précurseur de l’État algérien moderne. Ayant pour capitales successivement Mascara puis Tagdemt, l’État est dirigé par l’émir Abdelkader, qui gouverne avec son diwan (conseil des ministres). Le gouvernement est assisté par un majlis (conseil consultatif) comprenant des oulemas et des représentants des provinces, car le territoire est divisé en huit khalifalik, qui rassemblent des subdivisions (aghalik) regroupant plusieurs caïdats. 

Drapeau de l’émirat d’Abdelkader

L’émirat est organisé sur des bases résolument égalitaires. La justice est rendue par des cadis avec des mandats renouvelables et révocables d’un an, tandis qu’un majlis d’oulémas traite les affaires en appel. Une emphase est placée sur l’éducation, avec la création d’écoles offrant un enseignement gratuit et d’une bibliothèque conservant et compilant les manuscrits importants. Une armée régulière et soldée est créée, et l’économie est restructurée pour assurer l’approvisionnement de l’État en biens nécessaires avec le développement d’industries et de fabriques dans les grandes villes de l’émirat donc Tagdemt, Tlemcen, Mascara, Médéa ou encore Miliana. L’État se dote de sa propre monnaie, qui est frappée à Tagdemt et l’émirat voit pour la première fois l’unification de plusieurs tribus pour un projet national commun ancré dans la résistance et la religion.

En 1834, suite aux affrontements avec les troupes françaises, il signe avec la France le traité de paix Desmichels, qui reconnait l’autorité de l’émir sur l’Ouest algérien (à l’exception des villes d’Arzew, Mostaganem et Oran), puis en 1837 le traité de la Tafna. Les termes du traité, négociés après la reprise de campagnes militaires par la France, requièrent que l’émir Abdelkader reconnaisse la souveraineté de la France en Algérie, tandis que la France reconnait le pouvoir de l’émir sur près des deux-tiers du territoire (les provinces d’Alger, Oran, Médéa, Tlemcen et Koléa). Durant les années suivant la signature du traité, l’émir Abdelkader consolide son État et étend les frontières de l’émirat jusqu’à la Kabylie, Biskra et la frontière marocaine. Cette période de paix avec la France touche cependant à sa fin quand en 1839 une force expéditionnaire française franchit les Portes de Fer dans le but de relier Constantine à Alger par les Bibans, territoires inclus dans l’État de l’émir. Avec cette violation des termes du traité de la Tafna, les hostilités reprennent.

Photo : Résidence de l’émir Abdelkader à Médéa par Amine Loua

Un humaniste face à une colonisation d’une violence inouïe

En 1841, le général Thomas Robert Bugeaud, qui avait négocié les termes du traité de Tafna, retourne en Algérie en tant que Gouverneur général. Son objectif est alors la « conquête absolue » du territoire algérien et la soumission, voire l’annihilation de la population. Une politique de la terre brûlée est pratiquée par les troupes françaises, qui se démarquent par la brutalité des tactiques usitées, qui ne font pas de distinction entre civils et combattants, entre hommes, femmes et enfants.

« Le but n’est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, de jouir de leurs champs […]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes, ou bien exterminez-les jusqu’au dernier ».

Général Bugeaud cité par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud

Gravure : enfumades des grottes du Dahra par P. Christian, dans L’Afrique française

Parmi les épisodes les plus sanglants de cette période, on compte l’utilisation des enfumades, une technique d’extermination utilisée par les corps expéditionnaires français et qui consiste à tuer par asphyxie des personnes réfugiées ou enfermées dans une grotte en allumant des feux devant les entrées pour consommer l’oxygène disponible. Durant une seule attaque dirigée par le lieutenant-colonel Pélissier dans le massif du Dahra, du 18 au 20 juin 1845, ce sont entre 700 et 1200 hommes, femmes et enfants qui meurent alors qu’ils trouvent refuge dans les grottes de Ghar-el-Frechich près de Nekmaria. C’est alors toute une tribu, celle des Ouled-Riah, qui périt.

« Quelle plume saurait rendre ce tableau ? Voir, au milieu de la nuit, à la faveur de la lune, un corps de troupes françaises occupé à entretenir un feu infernal ! Entendre les sourds gémissements des hommes, des femmes, des enfants et des animaux ; le craquement des rochers calcinés s’écroulant, et les continuelles détonations des armes ! Dans cette nuit, il y eut une terrible lutte d’hommes et d’animaux ! Le matin, quand on chercha à dégager l’entrée des cavernes, un hideux spectacle frappa des yeux les assaillants. […] À l’entrée, gisaient des bœufs, des ânes, des moutons ; leur instinct les avait conduits à l’ouverture des grottes, pour respirer l’air qui manquait à l’intérieur. Parmi ces animaux et entassés sous eux, se trouvaient des femmes et des enfants. J’ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d’un bœuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il était facile de le reconnaitre, avait été asphyxié, ainsi que la femme, l’enfant et le bœuf, au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal. »

Extrait d’une lettre d’un soldat, témoin oculaire de l’enfumade du Dahra à sa famille. Histoire pittoresque de l’Afrique française, son passé, son présent, son avenir, 1845

La brutalité de la colonisation suscite l’indignation aussi bien en France qu’ailleurs. Bien que durant les débuts de l’invasion, de rares voix s’élève contre la violence (le philosophe et fondateur de l’École sociétaire Charles Fourier répond dans le dernier numéro du Phalanstère en 1834 à un écrit de Victor Hugo faisant éloge de la mission civilisatrice de la France en soutenant que le pays, « loin d’avoir une initiative dans la civilisation du globe porte partout le vandalisme, témoin sa conduite à Alger qu’elle a barbarisé, couvert de vendées et de ravages, bien plus que ne l’aurait fait une armée de barbares », de nombreuses figures s’insurgent suite aux récits des enfumades. Ainsi, le prince de la Moskowa, fils ainé du maréchal Ney, interpelle le gouvernement à la Chambre des pairs et le journal anglais Times publie le 14 juillet 1845 qu’il ne s’agit pas d’une « guerre mais [du] massacre d’une population par celui qui a assumé le pouvoir de gouverner [la] région ». L’indignation est également présente au sein même des troupes françaises et le colonel Eugène Dubern écrira qu’ : « au résumé, nous détruisons le pays que nous prétendons coloniser et civiliser ». Cela n’arrête toutefois pas les campagnes françaises de colonisation en Algérie.

« En vertu des instructions du général en chef de Rovigo, un corps de troupe sorti d’Alger, pendant la nuit du 6 avril 1832, surprit au point du jour tribu [d’El-Ouffiaendormie sous ses tentes, et égorgea tous les malheureux  sans qu’un seul chercha même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; on ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe. Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout des lances.»

Extrait de L’Afrique française par P. Christian, 1846

La brutalité extrême de la colonisation française se démarque de l’approche adoptée par l’émir Abdelkader, qui fait une claire distinction dans le cadre des combats entre combattants et non-combattants afin de limiter les horreurs meurtrières de la guerre et qui soutient que tout individu hors combat (dont les prisonniers), doit être traité avec humanité. Il promulgue un décret en 1843 sur la protection des victimes et des prisonniers de guerre, au moment même où les troupes de Bugeaud utilisent les tactiques les plus sanglantes. L’apport de l’approche centrée sur le respect des droits de l’Homme de l’émir ne peut être sous-estimé car il annonce, selon le Comité international de la Croix-Rouge, les écrits d’Henry Dunant (qui visite l’Algérie à plusieurs reprises quelques décennies plus tard) sur le droit international humanitaire et la Convention de Genève. L’émir Abdelkader demande notamment en 1845, l’année des enfumades de Dahra, à l’évêque d’Alger que des prêtres soient envoyés pour les prisonniers chrétiens dans ses camps et il demande que de l’argent, habits et livres leur soient accessibles.

« [L’émir] Abdelkader, le 14 mai 1842, nous a renvoyé sans condition, sans échange, tous nos prisonniers. Il leur a dit : « Je n’ai plus de quoi vous nourrir, je ne veux pas vous tuer, je vous renvoie ».»

Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, tome I

La reddition de l’émir et son exil à Damas

Après 17 ans de résistance contre les troupes coloniales françaises, devant la violence des politiques d’extermination exercées contre les populations algériennes, l’émir Abdelkader se rend aux autorités françaises en décembre 1847. Bien qu’il reçoit la promesse d’un exil à Alexandrie ou à Acre, il est cependant fait prisonnier en France avec sa famille et ses compagnons d’abord à Toulon, puis Pau et ensuite à Amboise.

Photo : jardin d’Orient créé par l’artiste Rachid Koraichi au château d’Amboise en hommage aux 25 membres de la famille de l’émir décédés pendant leur captivité

Suite à l’indignation aussi bien en France qu’à l’étranger devant le traitement déplorable dont lui et sa famille font l’objet en France (25 membres de sa suite, dont de nombreuses femmes et des enfants en bas âge meurent en captivité), il est libéré en octobre 1852 sous condition de ne plus jamais prendre les armes en Algérie. Il s’installe en Turquie à Bursa puis à Damas en 1855, où il est accueilli en grande pompe et se consacre à la théologie et à la philosophie. Il publie en 1858 Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent.

Oeuvre : Jan-Baptist Huysmans, l’émir Abdelkader, protégeant les chrétiens à Damas en 1860

En juillet 1860, alors que le conflit entre druzes et maronites du Mont Liban s’étend à Damas, la communauté chrétienne de la ville est attaquée. Le massacre fait des milliers de victimes. L’émir Abdelkader, ses fils et ses compagnons algériens abritent au péril de leur vie un grand nombre de chrétiens dans la résidence de l’émir, le quartier algérien et la citadelle de la ville. L’émir, sa famille et ses compagnons algériens protègent dans les rues de Damas les chrétiens de la ville et on estime que plusieurs milliers ont été protégés du massacre grâce à leur intervention.

Pour sa défense des chrétiens durant les massacres, l’émir Abdelkader reçoit la Grande croix du Sauveur de la Grèce, l’Ordre de Pie IX du Vatican, une paire de revolvers incrustés d’Abraham Lincoln et un fusil de chasse de la part de la Reine Victoria.

« Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles à sa famille. »

Lettre de l’émir Abdelkader à l’évêque d’Alger, juillet 1862

Une lutte pour la liberté et les droits de l’Homme qui reste d’actualité

L’émir Abdelkader meut à Damas le 26 mai 1883. Sa dépouille repose au Carré des Martyrs au cimetière d’El Alia à Alger. Un film intitulé Poussières de juillet est réalisé en 1967 par Kateb Yacine et M’Hamed Issiakhem sur le transfert de ses restes mortuaires de Damas vers Alger en 1966.

Si la notoriété de l’émir Abdelkader dépasse de son vivant les frontières de son Algérie natale, il laisse après sa mort un legs historique qui marque profondément l’histoire : il pose les fondations d’un État algérien moderne et développe les prémisses du droit international humanitaire. Son petit-fils, l’émir Khaled, mobilisera d’ailleurs avec le mouvement des Jeunes-Algériens le droit et ses réseaux politiques ainsi qu’intellectuels au début du XXIème siècle afin de promouvoir les droits civiques et politiques de tous les Algériens.

Bien que la figure de l’émir Abdelkader soit souvent étudiée sous le prisme de son parcours individuel, elle reflète néanmoins le combat pour la liberté et les droits de nombreux Algériens et Algériennes dont les noms demeurent en majorité absents des annales de l’histoire. Car l’histoire de l’Algérie, notamment contemporaine, est marquée par une lutte constante pour la dignité et la liberté de tous. 

Oeuvre : Hocine Ziani, Moubayaâ (serment d’allégeance des tribus à l’émir Abdelkader) en 1832

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