Aux portes de Djelfa dans la partie centrale du nord de l’Algérie, le spectacle d’un rocher enchainé accueille les visiteurs de la ville des Hauts Plateaux. Surnommé localement hajra lembassia, ce rocher serait une réplique d’une pierre condamnée durant la colonisation française pour le « meurtre » d’un officier français travaillant en 1852 au nord de la ville dans le cadre de l’opération de construction d’une route entre Djelfa et Ain Maabed.

Photo : Rachid Hakka – Road to Djelfa

Selon des sources locales, le jugement du rocher, dont le crime aurait été de tuer sa victime en chutant, impliquait notamment un avocat, un juge, un procureur et un greffier, devant une audience composée de populations de la région obligées d’assister à l’exercice.

Après la plaidoirie de l’avocat évoquant les « circonstances atténuantes » du rocher afin de lui faire éviter une « condamnation à mort », la pierre écope d’une peine à perpétuité. Elle est subséquemment enchainée puis exposée.

Bien qu’étrange, le procès du rocher s’inscrit dans le cadre des spécificités de la violence dans le contexte colonial. Ainsi, selon l’historienne Raphaëlle Branche, si la conquête territoriale de l’Algérie et l’imposition du pouvoir par la force représente un premier moment de violence extrême (le chercheur démographe Kamel Kateb avance le chiffre de 825 000 morts liées de manière directe ou indirecte aux guerres de conquêtes), cette dernière aurait muté pour devenir plus diffuse afin de maintenir de manière active le souvenir de la soumission initiale. Ce « continuum » ou cette « routine » de violence aurait eu pour fonction de maintenir la population colonisée dans une situation subordonnée. De la sorte, le jugement du rocher suite à la mort de l’officier français permet au pouvoir colonial de réaffirmer sa souveraineté.

Le procès met aussi en exergue les rapports ambigus entre la violence et le droit durant la colonisation. Parmi les exemples de cette ambigüité, on compte notamment la législation sur l’indigénat instituée avec la loi du 28 juin 1881 en Algérie et qui est ensuite exportée dans d’autres colonies. Il s’agit d’un ensemble d’infractions « spéciales » ne s’appliquant qu’à une partie de la population, les « indigènes », et légalisant les pouvoirs disciplinaires des administrateurs coloniaux. Ce régime pénal est selon l’historienne Isabelle Merle une traduction juridique de « pouvoirs disciplinaires » érigés par les autorités militaires durant la conquête de l’Algérie. Bien que certains à l’instar du sénateur français Le Breton s’insurgent à l’époque contre la création de cet « état d’exception » (il qualifie la loi le 22 juin 1888 de « monstruosité juridique accordant à des administrateurs des pouvoirs judiciaires en fait à peu près illimités »), il est néanmoins maintenu jusqu’en 1920 au nom de « spécificités locales » :

« Cette institution, que l’on qualifie de pouvoirs disciplinaires, est essentiellement appropriée au caractère indigène. L’Arabe ne comprend pas une autorité qui serait dépourvue du droit de répression. Il n’est donc pas possible d’appliquer sans réserve aucune notre droit commun aux indigènes même en territoire civil. La société arabe n’est pas organisée pour jouir de ces bienfaits, et l’on ne peut transformer les mœurs d’un peuple dont la civilisation est immobile depuis 1 200 ans. Ce n’est que lentement et progressivement que nous arriverons à l’assimilation de ce peuple. […] À ce point de vue un régime d’exception sagement réglementé est nécessaire avant de proclamer l’émancipation complète du peuple arabe. »

Alfred Letellier le 12 mai 1890, avocat au barreau, Journal officiel de la République française.

Faisant suite au caractère proprement militaire de la conquête, le droit est progressivement constitué en arène de l’ordre colonial. C’est à travers lui que de nombreuses libertés fondamentales à l’époque en rigueur en France métropolitaine (entre autres les libertés de réunion et de circulation) sont suspendues et que de nombreux acteurs politiques justifient ou contestent un « état d’exception » dans les colonies. Cette ambivalence est au cœur du jugement du rocher à Djelfa, où le droit est mobilisé afin de présenter à la hajra lembassia un procès équitable prenant en compte ses circonstances atténuantes, devant une audience sous le joug de la colonisation.

Quand les Algériens mobilisent le droit : les Jeunes-Algériens et l’Association des oulémas

Photo : l’émir Khaled

Au début du XXème siècle, le mouvement politique des Jeunes-Algériens apparait dans le sillage de mouvements tels les Jeunes-Turcs et les Jeunes Tunisiens. Le mouvement rassemble des voix hétérogènes issues de milieux académique, intellectuel, administratif ou encore commerçant à l’instar de l’émir Khaled, petit-fils de l’émir AbdelKader et le docteur Benthami Belkacem.

Organisés en associations régionales et dotés de leurs propres journaux, les Jeunes-Algériens mettent l’accent sur la diffusion de la culture et de la science, tout en revendiquant des droits civiques et politiques.

Les membres du mouvement font usage de leurs réseaux politiques et intellectuels en Algérie et ailleurs. Ainsi, en 1912, une délégation notamment représentée par Benthami Belkacem est reçue par Raymond Poincaré, alors président du Conseil des ministres français et en 1919, l’émir Khaled adresse un message au président américain Woodrow Wilson, appelant à l’application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’Algérie.

Plusieurs années plus tard, l’Association des oulémas musulmans algériens, fondée en 1931 et hostile aux politiques d’assimilation, mobilise quant à elle les principes de la loi de 1905 de séparation du culte et de l’État afin d’exiger une autonomie religieuse. Cette demande et toutefois refusée par le gouvernement qui maintien un contrôle sur le culte musulman à travers des comités consultatifs.

Symbole des cicatrices issues de la colonisation, une réplique de la pierre « condamnée » est aménagée en 2005 dans la ville de Djelfa, où elle est encore exposée aujourd’hui.

Photo : Réda JUNIOR – Vestiges voie étroite Blida – Djelfa

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